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La
lettre d'information des Archives
Henri-Poincaré (juillet-août 2024)
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Consultez la lettre en ligne
si ce message ne s'affiche pas correctement
Vie du laboratoire
Une bonne
nouvelle pour Alexandre Hocquet et Frédéric
Wieber qui viennent de publier, en tant que
co-auteurs principaux, un article dans Nature
Computational Science, l'un des derniers nés de
la constellation Nature. Intitulé "Software in
science is ubiquitous yet overlooked", il s'agit d'un
manifeste, co-signé par une équipe interdisciplinaire,
et appelant à un développement des études de pratiques
scientifiques computationnelles. Une présentation de l'article
est disponible ci-dessous. Et l'article lui-même est à retrouver sur le site de la revue. Bravo aux auteurs !
Nous avons le
plaisir d'annoncer également que Paul Clavier
vient de recevoir le Prix La Bruyère 2024 de l'Académie
Française pour son ouvrage Les avatars de la preuve
cosmologique. Essai sur l'argument de la contingence
(Paris, Eliott 2023). Ce Prix annuel constitué, en 1994,
par regroupement des Fondations Binet-Sangle, Durchon,
Estrade-Delcros, de Joest, Maujean et général Muteau,
est destiné à l’auteur d’un ouvrage de philosophie
morale. Anna Zielinska a quant à elle
rejoint le comité scientifique de la Maison des sciences
de l'homme et de l'environnement Claude-Nicolas Ledoux
à Besançon. Toutes nos félicitations !
Notre
collègue Geneviève Schwartz a fait
valoir au 1er juillet ses droits à la
retraite. Arrivée aux Archives Henri-Poincaré en 2004,
Geneviève a présidé aux destinées de notre bibliothèque,
accompagnant toutes les évolutions techniques en matière
de catalogage, et assumant pendant plusieurs années,
pour les bibliothèques de recherche de l'Université de
Lorraine, un rôle de coordination et de formation. Le
développement de notre fonds documentaire, son
classement efficace et son accessibilité au-delà de
notre laboratoire, sont en grande partie son oeuvre.
Personnel central dans notre unité (le laboratoire
n'est-il pas organisé spatialement autour de la
bibliothèque ?), Geneviève avait vu son investissement
reconnu par une promotion dans le corps des ingénieurs
d'étude en 2018, suivi par un passage à la hors-classe
en 2021. Nous souhaitons lui témoigner ici notre
reconnaissance et notre amitié, et lui souhaiter une
nouvelle vie où elle pourra laisser libre cours à son
amour des voyages et de la culture.
Nous
attaquerons la rentrée avec une soutenance : Blandine
Lagrut défendra le jeudi 5 septembre sa thèse intitulée
Le réalisme moral d’Elizabeth Anscombe, Une
philosophie de l’intégrité, réalisée sous la
direction de Roger Pouivet et Peter Gallagher (Centre
Sèvres). La recherche de Blandine Lagrut fait l'objet de
notre zoom projet, à retrouver
en fin de cette lettre. Nos félicitations très
anticipées !
Avec la
période estivale, nos locaux seront fermés pour quelques
semaines. À Nancy, ce sera du 27 juillet au 18 août ; à
Strasbourg, les bâtiments seront inaccessibles au public
du 27 juillet au 25 août. Dans l'attente de la rentrée
et de nouvelles aventures, nous vous souhaitons un bel
été !
Manifestations
-
Qualifier
la transphobie, 13-14 septembre, Nancy [en savoir plus]
-
Journées
scientifiques des Archives Henri-Poincaré, 30
septembre - 1er octobre,
Saint-Jean-de-Bassel
Vous pouvez comme toujours
retrouver les vidéos de nos manifestations passées ici :
https://videos.ahp-numerique.fr/c/colloques
Hors
les murs
- 9 juillet, Yamina Bettahar :
"Étudiants internationaux en France : déclinaisons
socio-historiques et enjeux d'aujourd'hui",
conférence plénière à l'invitation de l'Assemblée
générale du Forum Campus France (et contribution à
deux ateliers thématiques : "Zone Asie -
Indopacifique : quelle stratégie bâtir
collectivement pour l'équipe France de l'ESR ?", et
"Étudiants européens en mobilité internationale :
qui sont-ils ? Faut-il en attirer plus ? Et comment
?"), Université de Poitiers
- 11 juillet, Alain Holcblat :
"Helmholtz’s and Cassirer’s structuralisms",
symposium "Neo-Kantianism and scientific revolutions
(1860-1940)", Colloque HOPOS 2024, Université de
Vienne
- 11 juillet 2024, Pierre Willaime :
Digital Humanities Lecture "Archives By and For the
Research in History of Science: Describe, Annotate,
Preserve and Disseminate", Max Planck Institute for
the History of Science, Berlin (en ligne).
- 12 juillet, Anna Zielinska :
"Rethinking Health Philanthropy during COVID-19 in
light of vaccine hoarding and constrained agency of
the Global South", symposium IRG-GHJ: “Global Health
Justice & Covid”, with Sridhar
Venkatapuram (King’s College London), Gabriela
Arguedas-Ramírez (University of Costa Rica), Tereza
Hendl (Augsburg University), Anna C.
Zielinska (University of Lorraine) & Ryoa Chung
(University of Montreal), conference "Global Health
Justice: Bridging Theory & Practice", Goethe
University Frankfurt
- 2 août, Anna Zielinska : "Why a
Moral Realist still needs to remain a Legal
Positivist", XXV World Congress of Philosophy, Rome
- 6-10 août, Pierre Willaime : "RiC
and Omeka S for Digital Cultural Heritage
Preservation", Digital Humanities Conference 2024,
Washington DC
Du côté des projets
Une très bonne nouvelle : le projet
LAENNEC Écrire la clinique, coordonné par Frédéric Le
Blay (Université de Nantes) et dont la responsable
scientifique pour les Archives Poincaré est Claire
Crignon, a été accepté par l'ANR, pour une durée de 42
mois. Ce projet se propose de reprendre à nouveaux
frais l’histoire de l’émergence du regard médical
moderne telle que Michel Foucault l’avait écrite dans
sa Naissance de la clinique (1963), et
s'appuiera sur l’exploitation d’un fonds d’archives
exceptionnel, témoin direct de l’activité clinique et
intellectuelle de René Théophile Hyacinthe Laennec
(1781-1826), représentant majeur de la médecine au
cours de la période concernée. Une grande partie de ce
fonds est conservée à l'Université de Paris. Bravo aux
porteurs !
Grand public
Il n'est pas encore sorti, mais nous
vous annonçons quand même, pour cet été, un podcast à
venir dans l'excellente série "Lumière sur..."
réalisée par le service communication de la Délégation
CNRS Centre-Est, consacré au spécisme avec une
interview de François Jaquet. Comme un peu de
publicité ne fait jamais de mal, vous pouvez retrouver
la série sur diverses plateformes sur : https://herolinks.ca/CNRS_Centre-Est.
Vient de paraître
Jochen Sohnle &
Christophe Bouriau (dir.), Éthique
environnementale pour juristes, Mare &
Martin, 2024.
Face aux enjeux environnementaux
inédits auxquels est confrontée l'humanité, le
présent ouvrage propose une réflexion éthique
susceptible d'inspirer toutes les personnes
concernées par les règles de droit, qu'elles les
influencent, les élaborent, les appliquent ou les
respectent. Cet ouvrage intègre le regard croisé
entre les deux disciplines que sont le droit et
l'éthique comme branche de la philosophie, toutes
les deux réunies par leur intérêt commun pour les
normes de conduite humaine. L'ambition de ce travail
est à la fois de servir de manuel aux lecteurs
intéressés et d'approfondir scientifiquement
certaines thématiques actuelles, au gré d'une
recherche collective.
L'« éthique environnementale »
articule l'une à l'autre l'éthique comme visée d'une
vie bonne et heureuse et la morale comme théorie des
devoirs : elle relie la question du bien-vivre à
celle de nos devoirs envers la nature et l'ensemble
des vivants. Son concept se heurte toutefois à une
difficulté majeure : jusqu'à une date récente, le
terme d'éthique a été utilisé uniquement au sujet
des rapports interpersonnels. Or, l'éthique
environnementale considère que nous avons des
devoirs envers des entités naturelles qui ne sont
pas des personnes selon l'approche philosophique
classique. Comment peut-elle justifier ce
bouleversement ? Comment pouvons-nous avoir des
devoirs envers des êtres non humains, qui ne
remplissent aucun devoir envers nous, et au nom de
quoi ? Telles sont les questions directrices de cet
ouvrage.
* * *
Michel
Bastit, La substance, Seconde
édition revue, Presses Universitaires de l'IPC, 2024.
[présentation sur le site de Vrin]
Quelles sont les réalités premières de
ce monde, et pourquoi ? Toute réalité se résout-elle
en un réseau de relations ? L’univers est-il fluide,
ou bien contient-il des pôles privilégiés de
consistance ontologique ? Telles sont les questions
qui seront abordées ici.
Dans le présent ouvrage, on s’efforce
d’établir que le recours à des êtres autonomes
constitués par des formes substantielles actuelles
permet une description et une explication du monde
plus convaincante que celles qui voient dans la
substance des collections de propriétés, de tropes ou
de purs particuliers.
En dépit de certaines interprétations
liées aux sciences contemporaines, la substance
autonome, grâce à sa forme, conserve toute sa place
comme cause première de la réalité et trouve des
répondants aussi bien dans les « ontologies » issues
de l’informatique que dans le monde du vivant.
Finalement, la réalité de la substance
s’avère indispensable, féconde, et prometteuse pour
l’ensemble des dimensions de la métaphysique, et à
travers elle de toute la philosophie.
* * *
- Paola Castellan &
Anna C. Zielinska, "Aldo Mieli, Italian Historian of
Sciences and Gay Rights Activist : The Will and
Desire to Knowledge", Transversal:
International Journal for the Historiography of
Science, 16, 2024. https://doi.org/10.24117/2526-2270.2024.i16.02
(Ce texte a été co-écrit à partir du mémoire de
master Madelhis soutenu par Paola Castellan en 2023)
- Alexandre Hocquet,
Frédéric Wieber, Gabriele Gramelsberger, Konrad
Hinsen, Markus Diesmann, Fernando Pasquini Santos,
Catharina Landström, Benjamin Peters, Dawid
Kasprowicz, Arianna Borrelli, Phillip Roth, Clarissa
Ai Ling Lee, Alin Olteanu & Stefan Böschen,
"Software in science is ubiquitous yet overlooked",
Nature Computational Science, 2024. https://doi.org/10.1038/s43588-024-00651-2
À
l'occasion de la sortie de cet article important, nous vous livrons
ci-dessous une présentation du texte, par Alexandre
Hocquet.
“Software is ubiquitous yet
overlooked” est le titre d’un “Comment” pour Nature
Computational Science qui paraît le premier
juillet 2024 (dans le numéro de Juillet 24). Nature
Computational Science est un des plus jeunes
journaux de la famille Nature, consacré à
tout ce qui est simulations sur ordinateur ou
intelligence artificielle.
Il s’agit d’un manifeste, co-signé par
quatorze co-auteurices, à la fois des scientifiques
(computationnels) et des historiens, sociologues et
philosophes des sciences, sémioticiens, STS scholars
ou Media scholars du monde entier, dont les deux
premiers auteurs sont historiens des sciences aux
Archives Poincaré (UMR 7117). Si publier dans la
famille Nature n’est pas si rare, ça l’est
beaucoup plus en tant qu’initiative venant des
sciences humaines. L’idée est de fédérer à la fois en
SHS et en science computationnelle autour de questions
de recherche jusqu’ici délaissées, mais qui sont
pourtant vitales pour comprendre ce qu’est, ou peut
être “l’open science”, mais aussi autour de
questions liées à la crise de la reproductibilité.
Open science parce que le
concept s’inspire entre autres des principes du
logiciel libre par l’intermédiaire de leurs licences,
un aspect du software pourtant mal compris : il existe
une diversité méconnue de licences ouvertes, selon les
conditions de réutilisation, et autant de façons
différentes d’être “open”. Les malentendus qui en
découlent sont à l’origine de la récente controverse à propos
d’AlphaFold 3, par exemple.
Crise de la reproductibilité,
parce que reproduire un calcul sur ordinateur est
étonnamment difficile et que le même “code”, compilé
sur des ordinateurs différents peut donner des
résultats différents, parce que chaque “code” dépend
d’une multitude de programmes extérieurs.
Il est important de noter que le
domaine est ici la science computationnelle (celle où
les scientifiques utilisent l’ordinateur en tant
qu’outil) et pas l’informatique.
Message
Le message
peut paraître simpliste : Le software est partout en
science et pourtant il est partout négligé. (j’utilise
l’anglicisme “software” et non “logiciel” parce que
logiciel en français désigne un logiciel
comme Excel ou Photoshop et pas le concept).
A l’heure où tout le monde
scientifique (et au-delà) parle de code, d’algorithme,
ou même d’intelligence artificielle, parler de
software semble une subtilité sémantique de plus. Ce
que nous affirmons, c’est que de nombreuses facettes
du software ne se retrouvent pas dans le code ou
l’algorithme : comme le dit l’historien Thomas Haigh
(cité dans notre article): “Software always involves
packaging disparate elements such as computer code,
practices, algorithms, tacit knowledge, and
intellectual property rights into an artifact suitable
for dissemination”. La question des licences
d’utilisation, celle des formats de fichiers, celle de
la compilation, de la dépendance de librairies, de
l’infrastructure, celle des différentes catégories
d’utilisateurs sont autant de problèmes qui deviennent
invisibles quand on parle de code. L’article est
structuré autour de sept facettes (Software as
Engineering, as Governance, as Licensing, as
Circulation, as Infrastructure, as Embedded Theory, as
Users) illustrant les questions sociologiques,
historiques et épistémiques que le software pose.
L’article se conclut par un appel à unir les forces en
science computationnelle et en sciences humaines pour
mieux comprendre tous ces aspects à travers de
nouvelles études de cas pour mettre en lumière la
diversité des pratiques scientifiques.
Un exemple simple et frappant
: l’autocorrection d’Excel.
Considérons le gène “Membrane
Associated Ring-CH-type finger 1”, communément appelé
MARCH1. Dans cet exemple, comprendre ce qu’est un gène
n’est pas important au-delà du fait qu’en génomique,
un des outils de travail consiste en de longues listes
d’abréviations. Excel transformera automatiquement
cette chaîne de caractères (MARCH1) en date,
corrompant ainsi le fichier de données. Dans les
“supplementary material” des publications en
bioinformatique, le format de choix pour les longues
listes de gènes est étonnamment le format Microsoft
.xls (le format de fichier d’Excel). Cela ressemble à
une erreur stupide, mais au-delà de l’anecdote amusante, il y a un
vrai problème : un papier de 2021 rappelle en
effet que le problème avait déjà été identifié (et
publié) en 2004, et qu’il n’a jamais
disparu. Au point qu’un cinquième des publications
concernées par des listes de gènes contiennent des
erreurs.
Pour éviter le problème, les
chercheurs pourraient utiliser du texte brut tabulé
(fichiers .csv) mais ils ne le font pas. Ils ne le
faisaient pas en 2004, et ils ne le font toujours pas
vingt ans plus tard. Les chercheurs sont habitués aux
feuilles de calcul, même si elles ne sont sans doute
pas du tout conçues pour ce type de traitement de
grands ensembles de données et, pire encore, ils sont
habitués à leur version Microsoft parce que, tout
simplement, l’acculturation aux logiciels Microsoft
est généralisée et omniprésente et que de nombreuses
pratiques scientifiques sont façonnées de cette façon.
Il a fallu vingt ans pour que les
chercheurs renomment finalement les gènes en question,
et ironiquement, Microsoft vient tout juste de donner à
Excel, un logiciel trentenaire, la possibilité de
désautomatiser la transformation en date.
Cet exemple montre bien en quoi une
attention accrue au software permettrait de cerner les
enjeux et effets de cette part invisibilisée des
pratiques scientifiques.
Zoom sur
… Le réalisme moral d’Elizabeth Anscombe, Une
philosophie de l’intégrité, un projet de Blandine
Lagrut
Elizabeth Anscombe est une figure
marquante de la philosophie britannique de la
seconde moitié du 20e siècle, encore peu
connue en France. Son lien d’amitié avec Ludwig
Wittgenstein, sa relecture en style analytique
d’Aristote et de Thomas d’Aquin, son catholicisme
font d’elle une figure inclassable. En 1956, alors
que l’Université d’Oxford propose de décerner au
Président américain Harry Truman un doctorat
honorifique, elle prononce un discours resté fameux
où elle fustige l’aveuglement de ses collègues :
tenez-vous réellement à mettre à l’honneur l’homme
qui a donné l’ordre de larguer les bombes sur
Hiroshima et Nagasaki ? Enquêtant sur les racines de
cet aveuglement, Anscombe montre qu’une philosophie
déficiente de l’action peut conduire à ce que des
actes absolument mauvais apparaissent comme peu
graves. Les théoriciens moraux en vogue dans les
années 1950 concentrent le feu de sa critique. Ils
jugent la décision de Truman en valorisant ses
conséquences secondaires espérées (mettre
fin à la guerre) mais passent sous silence le
caractère propre de l’action et ses effets recherchés
(bombarder des villes peuplées de civils). Avec
de tels présupposés, impossible de capturer la
différence entre un acte de guerre légitime et un
crime de masse.
Face à ce qu’elle perçoit comme une
dislocation du contexte conceptuel, Anscombe élabore
un type original de réalisme moral centré sur la
notion d’intégrité. Comme pour Socrate, la vigilance
morale prend chez elle la forme d’un Daimôn
(un génie intérieur) rappelant à chacun la
tâche d’examiner sa vie : « Peut-être que d’une
manière que je ne vois pas, je me trompe
désespérément sur une chose essentielle[1]. » Pour saisir le
plus rigoureusement possible le sens et la gravité
d’une action, trois conditions sont nécessaires :
savoir ce qu’on fait effectivement, avoir
une certaine idée des nécessités liées à notre nature
d’humain et enfin, reconnaître l’infinie
valeur de cette nature.
Pour savoir ce qu’elle fait, la
personne doit pouvoir identifier les critères de
« ce qui compte comme une description pertinente
d’une action ». Anscombe montre qu’il est possible
d’isoler des types d’actions dont nous savons que,
si nous les faisons intentionnellement, nous sommes
dans le faux. La catégorie d’« acte intrinsèquement
injuste » redevient disponible, offrant ainsi le
point de départ d’une épistémologie morale réaliste
où la valeur de vérité d’une affirmation morale ne
dépend pas de l’agent, mais de la réalité de la
situation.
Pour être intègre, la personne a par
ailleurs besoin de justifier ses évaluations en les
fondant sur une compréhension approfondie de la
forme de vie des humains. Pour redonner consistance
au concept de nature humaine, Anscombe s’appuie sur
l’idée que nous apprenons quelque chose sur la
sorte d’être que sont les humains en dépliant
la forme logique de leurs usages linguistiques. Elle
montre, par exemple, que la question « À qui
appartient cet être humain ? » n’est pas une
question légitime pour des êtres tels que nous
sommes dans le monde tel qu’il est. Les humains ont
des parents, des descendants mais n'ont pas de
propriétaires. Prétendre que cette question a un
sens révèle l’incapacité à comprendre à quelle sorte
de chose nous avons affaire, comme lorsqu’un enfant
s’interroge : « Où vit l’oncle de ce crayon ? De
quoi est fait un arc-en-ciel[2] ? » Il est
toujours possible qu’un usage aberrant se répande et
devienne si courant qu’il passe inaperçu, voire
s’impose comme une norme. Le rôle du philosophe est
alors d’anticiper et de considérer sérieusement ces
mutations de la grammaire parce qu’elles sont riches
d’implications sémantiques et de connexions
conceptuelles. Elles délivrent une connaissance de
ce que sont les humains.
Enfin, une action ne sera vraie sur
le plan moral qu’à la condition de tenir compte de
la dignité « supra-utilitaire » de la nature
humaine. La mise au jour de cet aspect dans sa
pensée constitue l’apport le plus novateur de ma
thèse. Je montre que, dans ses textes
éthico-religieux, Anscombe déploie une anthropologie
métaphysique où les humains se laissent décrire non
seulement comme des animaux rationnels,
mais aussi comme des êtres spirituels. La
spiritualité ici ne renvoie pas immédiatement à la
piété ou à la religion. Elle désigne la corrélation
interne entre la capacité d’action et le désir de
s’aligner sur un Bien transcendant. Anscombe reprend
à Aristote l’idée d’eupraxie : au moment où
l’humain s’engage dans l’action, il obéit toujours
déjà au désir de mener une vie signifiante. Or, pour
que les choix d’un agent aient quelque consistance,
encore faut-il que leur valeur ne soit pas
constamment sujette à révision. Ce besoin d’une
norme de vérité ultime et irrévocable, Anscombe
l’envisage comme la capacité à concevoir un pôle de
transcendance qui oriente l’agir : « J’avance que la
spiritualité de l’âme humaine est sa capacité à
obtenir une conception de l’éternel, et à se
préoccuper de l’éternel comme objectif, et peut-être
aussi comme quelque chose sur lequel on peut
s’appuyer et qu’on peut craindre. Je ne dis pas
“Dieu” parce que la chose est claire indépendamment
de la croyance des gens en Dieu ; elle est claire
par exemple dans l’existence d’une idée telle que le
Nirvana. Ce qui montre cette capacité, ce sont les
religions, l’éthique et, d’une certaine manière
l’art[3]. »
Enfin je montre en quoi
l’exploration des différentes facettes du réalisme
anscombéen permet, in fine, de préciser
son rôle dans le débat contemporain sur
l’absolutisme moral. Certains actes sont-ils à
refuser absolument, quoi qu’il en coûte du bien-être
de la personne ou de la situation conséquente ? Pour
Anscombe, la réponse est oui. Mais cela ne peut se
faire ni au détriment du discernement personnel ni
au prix d’une aliénation. Sa manière de concevoir
l’humain permet de résoudre la tension puisque le
caractère impérieux du devoir ne s’exprime plus
comme une règle promulguée par un être divin
supérieur, empruntant le vocabulaire de la loi, mais
à travers une vision connaturelle - une notion
qu’elle développe à partir d’un emprunt à Thomas
d’Aquin. Voir l’humain « pour de vrai » c’est, dans
un seul et même acte, reconnaître sa dignité en tant
qu’esprit. Cette connaissance connaturelle désigne
l’aptitude à considérer la personne dans sa dignité
absolue, c’est-à-dire au-delà de son utilité ou de
ce qu’elle apporte au monde, au-delà même du sens
que sa présence a pour les autres humains. Si nous
étions intègres, la considération de la dignité
devrait être une vérité suffisante pour nous lier.
[1] G.E.M. Anscombe,
« La philosophie morale moderne », traduit par
G. Ginvert et P. Ducray, Klesis-Revue
Philosophique. Actualité de la philosophie
analytique, 2008, no 9, p. 25.
[2] G.E.M. Anscombe,
« Human Essence », Human Life, Action and
Ethics, Charlottesville, Imprint
Academic, 2005, p. 28.
[3] G.E.M. Anscombe,
« The Immortality of the Soul », Faith in a
Hard Ground, Charlottesville, Imprint
Academic, 2008, p. 83.
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